De temps à autre, il vous arrive un bonheur inattendu : celui de lire un livre entièrement satisfaisant, entièrement gratifiant, auquel on adhère aussitôt avec la certitude de sa qualité. La fin de Bartleby de Thierry Bouchard entre dans cette catégorie d’objets rares. Un homme raconte la vie de lecteur de son ami, écrivain portant le nom du personnage de Melville, à l’approche de sa disparition.
Ce n’est pas un poème, encore que son écriture, tout à fait singulière avec ses propositions principales, ou ses mots de statut différent (adjectifs, verbes) qui donnent sens à la phrase, rejetés à la fin de celle-ci, relève autant et parfois plus de la poésie que de la prose. Ce n’est pas un conte moral, et pourtant le personnage dont le texte évoque la fin, créature de fiction extraite d’une œuvre de fiction, la nouvelle Bartleby d’Herman Melville (1856), par l’exemplarité de son destin choisi, semble porteur d’un idéal de vie – lire, écrire – d’une haute exigence. Ce n’est pas non plus, ou pas tout à fait, une sorte de profession de foi déguisée du narrateur, en quête d’une définition de l’art littéraire, qui trouverait auprès de son ami mourant, un écrivain célèbre du nom de Bartleby, de solides raisons de se conforter dans ses propres convictions de réfractaire.
Réfractaire en effet, le « copiste » de Melville l’est à tout engagement qui l’obligerait à sortir de sa « zone de confort », à la fois minuscule (ses besoins, ses appétits, ses ambitions sociales sont basiques) et défendue avec une force inébranlable grâce à ce mantra : « I would prefer not to », si malaisé à traduire (« Je préfèrerais ne pas » signifiant une énergique fin de non-recevoir ou, en plus atténué, « J’aimerais mieux pas », qui laisse ouverte la porte à des accommodements.
Réfractaire, le narrateur de Thierry Bouchard ne se soucie pas de l’être en toute circonstance, ou face à toute tentation – ce qui est le cas du Bartleby de Melville, marqué, malgré qu’il en ait peut-être, par un fond d’ascétisme protestant –, ou du moins, s’il s’en soucie, son récit n’en porte aucune trace.