Le sceau de la phrase et de la vision de Joseph de Maistre, un siècle après celle de Saint-Simon, aura imprimé durablement son empreinte sur la prose française : ils furent bien quelques-uns à en témoigner, de Balzac à Cioran, sans oublier celui dont il fut l’un des profonds inspirateurs, Charles Baudelaire. La distinction de cette prose se constitue, tout autant que par le moyen des méditations ou des essais, au travers d’une immense, profuse, éblouissante correspondance. Or tout lecteur plongé durablement dans cette correspondance, que l’exil et la charge diplomatique auront nourrie de rapports politiques et de considérations métaphysiques à la tonalité quelquefois austère, ne manquera pas d’y apercevoir ici et là de minuscules oasis dans la lumière desquels apparaît, non plus seulement le diplomate ou le théoricien au glaive d’ironie et de sentences, mais l’homme éprouvé, désolé dans l’exil et qui s’adresse à ses enfants.
C’est celui dont ce petit recueil fera peut-être le portrait.
On verra que dans les échanges avec ses filles, l’éducateur est fort présent ; et chez ce grand amateur de Molière, la différence des sexes, la place des femmes dans la société et leur rapport au savoir se conjuguent à un patriarcat qu’il revendique et nomme lui-même par son nom. Mais cette rigueur, pour ne pas dire cette rigidité, toute conjointe à son temps, quant aux attributs du féminin et du masculin, semble tendre, discrètement mais inexorablement, au jeu. Combien nous regrettons de ne pas avoir à disposition les réponses de ces filles ! Lesquelles, on le sent, ne s’en laissent pas compter et réclament sans façon toute liberté dans la connaissance et la pensée. La posture de ce paternel semble ferme : on devine qu’elle n’est que posture et qu’il s’amuse, se réjouit, si même il ne l’admire pas au fond de lui, de cette fronde.
Et c’est peut-être là la plus féconde leçon de ces échanges : la manière dont, chez cet homme inflexible, les idéaux les plus ancrés, hérités et assumés, cèdent invariablement le pas devant une rivale inattendue mais toujours vainqueur : la tendresse. Oui, ces lettres demeurent avant tout, malgré tout, de superbes et d’évidentes lettres d’amour.
Venez, venez, tous vos emplois sont fixés : Françoise est Ministre de l’intérieur et trésorier général ; Rodolphe, Ministre au département des affaires étrangères et payeur en chef ; Adèle, secrétaire en chef pour la politique ; et toi pour la philosophie et la littérature, avec des appointements égaux, et communauté de fonctions pour le besoin. Moi, je serai le Souverain, avec l’obligation de ne rien faire et la permission de radoter. Si ces conditions sont de votre goût, écrivez : Accordé ; dans le cas contraire, allez vous promener.
J. de M.
[…] Je te répète ce que je t’ai dit si souvent sur ce grand chapitre : Je n’ai ni ne puis avoir aucune idée qui ne se rapporte exclusivement à vous, mes pauvres enfants !
Que m’importe à moi, qui ne suis plus qu’un minutiste (comme dit Homère) ? Et quand je verrais un siècle devant moi, que m’importerait encore ? Je n’aime pas moi, je ne crois pas moi, je me moque de moi. Il n’y a de vie, de jouissance, d’espérance que dans toi. Il y a longtemps que j’ai écrit dans mon livre de maximes : L’unique antidote contre l’égoïsme, c’est le tuïsme.