L’écriture intime, voire secrète et sans visée éditoriale, exerce une fascination mal dicible lorsqu’il est donné, par une petite cascade de hasards ou de rencontres, à l’éditeur d’y accéder : passé le sentiment d’un regard indiscret naît parfois celui d’une épiphanie. Il n’est alors que justice de faire place à ce qui fut peut-être le fonds d’une œuvre projetée en quelque improbable avenir.
Deux carnets et quelques feuillets volants, écrits à la fin des années soixante ou au début des années soixante-dix et récemment ouverts par des proches, sont la source du livre que nous publions aujourd’hui.
De leur auteur, Madeleine Barthes, nous ne saurons rien ou presque, et peut-être n’avons-nous, pour la lire, que peu à savoir. Née en 1924, disparue en 1977, son adolescence fut marquée par la guerre. Elle exerça un temps, à la Libération, comme professeur de lettres et d’histoire dans une institution pour jeunes filles, Le Refuge, puis plus tard dans « le ghetto des C.E.T. ». Mais c’est bien des années après que ces notes furent conçues, comme détachées soigneusement, par fragments, par bribes, au clair-obscur de la mémoire. Leur forme même a préservé autour d’elles un tremblement de feu dans la pénombre.
À peine d’histoire dans ces pages, seul l’éclair d’une date ou d’un portrait parfois donne un repère, suggère une situation personnelle ou collective. De rares événements saillants n’articulent pas vraiment un récit. Non, ce qui afflue ici, on le comprend à la lecture, vient, pêle-mêle, tout autant de l’enfance que de la vie d’une jeune adulte, et il s’agit au fond de l’apparition d’un monde. Visions, sensations, parfums, clartés, silhouettes. Dans une simplicité et une pureté de transcription qui donnent sans doute toute leur valeur à ces pages. On parlerait volontiers ici d’écriture pauvre, comme on parle d’art pauvre, si l’on veut bien considérer cette pauvreté comme un luxe et une rigueur. Elle confère à ces lignes éparses une dignité qui serait celle de la poésie.
Mais ce qui ajoute aussi une lueur inquiète à l’aura miraculeuse de ces pages, c’est le fait que le paysage d’âme et de monde qu’elles découvrent a disparu, on le sent, irrémédiablement : ruelles désœuvrées, jardins solitaires, joies et énigmes de la lumière, des fleurs, des visages. Gestes et métiers intelligibles. Coulées de temps imprécis flottant sur des horizons familiers. Instants figés, parenthèses dans le cœur et dans le ciel où vibrent encore des chants d’oiseaux.
Puisse le lecteur, à son tour, faire accueil à ces choses nues et à l’évidence de ces signes dont la légèreté même est, on le sait, le gage des révélations.
- Comme une sorte de postface, et en écho à ces carnets retrouvés, quelques pages de Nicole Capgras viennent esquisser le cadre de leur conception.
J’ai découvert les écrits laissés par M. B. au gré des livraisons d’ex una scintilla, revue propre à célébrer de tels mystères. D’emblée, leur éloquence sans effets, leur limpidité énigmatique éveillèrent en moi un sentiment de reconnaissance. Sans pourquoi, telle la rose du célèbre poème, fleurir semblait leur unique exégèse. Et moi, témoin de l’éclosion, je me voyais à l’instant élucidé par leur « insondable simplicité ».
Toi qui tiens ce livre à la main, prends-le et retire-toi dans le secret de ta chambre. C’est la grâce que je te souhaite.