Nous devrions peut-être nous engager dans la moindre marche avec un esprit d’éternelle aventure sans retour – prêts à renvoyer nos cœurs embaumés comme des reliques vers nos royaumes affligés.

Henry David Thoreau

Vouer sa vie à des signes

Sur "L'art n'efface pas la perte, il lui répond" de Jean-Paul Michel

Richard Blin


EN N’ADMETTANT COMME JUGE D’ART QUE LA VIE VIVANTE, « LE CRU DES CHOSES / LEUR OR », JEAN-PAUL MICHEL RESACRALISE LA POÉSIE TOUT EN INCITANT À FONDER À NEUF LE CHAMP DU VIVABLE.

Une passion, une bonté, une innocence énorme doublée d’une implacable acuité brûlent les pages de « L’art n’efface pas la perte. Il lui répond ». Regroupant une vingtaine d’entretiens réalisés entre 1984 et 2015, il donne à lire les fruits d’une méditation de plus de quarante ans sur les conditions de possibilité de cet acte qu’est le poème appréhendé « dans sa radicalité et son dénuement ». C’est que Jean-Paul Michel est un poète qui ne peut séparer la poésie de la pensée. Considérant lucidement ce qu’il en est du réel – sa part terrible comme ce qu’il a d’inconnaissable – et avouant son désarroi face à une vraie pensée de l’être, il n’en fait pas, comme tant d’autres, la source d’un accablement continu mais, au contraire, le vecteur possible d’une lumière vivante, d’une force révélante, d’une puissance et d’une joie
d’être dont la justesse métaphysique est comme le pendant de ce qu’il y a d’inconnaissable dans cette « catastrophe transcendante qu’est le réel ».

Confronté à ce qu’il y a d’impossible à dire dans l’expérience d’être, dérouté par la pensée de l’infini – sans forme, sans figure, sans nom –, soumis aux épreuves et aux commotions nées de la révélation et du surgissement de ce qui est, l’artiste est celui qui entend et relève l’injonction à « faire le poids » face à ces réalités. Pour le poète, il s’agit de procurer à l’émotion la contrepartie de langage qu’elle semble appeler. Le poème est la « réponse », dans le langage, à ces expériences sensiblement vécues, nous dit Jean-Paul Michel. Il est un pari sur le pouvoir des signes, sur les ressources de figuration, d’expression, de scansion d’un dit et d’une forme. « L’expérience pure est un feu / La poésie notre médecine ». En appelant l’ordre d’une phrase, en nommant avec éclat, en choisissant une figure d’art capable de déployer – selon les modalités de la suggestion – la part évocable du fait sensible, le poème se découvre « cérémonie, sacrifice, salut, reconnaissance, éclat faisant signe ». Telle est la force de la « sorcellerie » des arts qui, tout en participant à l’extension du registre du sensible, nous donne aussi le sentiment vivant de la présence même de ce qui s’est perdu.

Mais comment un effet de lecture pourrait-il se substituer sans perte à la chose même ? Il y a là de l’impossible reconnaît Jean-Paul Michel, mais pour autant la parole « n’est ni sans prix ni sans pouvoirs ». Paradoxalement, être affronté à cet abîme pousse à oser, encore et toujours, jusqu’à ce qu’advienne quelque chose, que se présente, peut-être, la chance de combler un peu l’hiatus qui sépare les mots des choses. C’est cet aspect « héroïque », cette dignité, cette vérité, cette audace qui font toute la
beauté et toute la force des poèmes de Jean-Paul Michel réunis sous des titres tranchants et entraînants : Le plus réel est ce hasard, et ce feu ; Défends-toi Beauté violente ! ; Je ne voudrais rien qui mente, dans
un livre
(tous chez Flammarion).

Si bien d’autres choses sont évoquées dans ces entretiens (son parcours, depuis les livres « écrits avec des ciseaux » jusqu’à la célébration de ce qui est ; ses lectures – Montaigne, Pascal, Bataille, Hölderlin,
Hopkins, Nietzsche, des « intranquilles », des « extatiques nerveux », ceux qui lui ont donné « le Feu et la Règle d’un coup, passions
et savoirs noués
 » – William Blake & Co, sa maison d’édition…) c’est la façon
de porter, en artiste de la vie, l’être au plus haut de ce qu’il est, qui frappe, séduit et galvanise.

Richard Blin

« L’art n’efface pas la perte. Il lui répond »,
de Jean-Paul Michel (Entretiens 1984-
2015), Fario, 256 pages, 22,50 €

« L’art n’efface pas la perte. Il lui répond »

Si toute œuvre littéraire suppose et comprend une théorie de la littérature, même implicite, celle de Jean-Paul Michel s’est affrontée de longue date aux questions touchant aux pouvoirs du langage, à ses « sorcelleries ». C’est ici la question de l’ars, des moyens réglés dont dispose, au plus haut niveau d’exigence, le registre du symbolique pour répondre à la perte liée à notre condition et faire face au chaos infini que recèle notre simple présence au monde. Ce ne sera pas pour avoir négligé les voies de raison, c’est pour en avoir éprouvé les failles et les impasses, se tournant avec lucidité vers le peu de

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