Les éditions Fario publient simultanément deux ouvrages inédits de Günther Anders, qui contribuent à imposer l’oeuvre du penseur allemand comme l’une des plus fondamentales du siècle dernier.
« Aujourd’hui, arriver en avance, c’est encore pire que d’arriver en retard » écrivait Günther Anders en se référant à ses conférences sur Kafka tenues à l’Institut d’études germaniques en 1934, alors qu’il était réfugié à Paris, à une époque où, selon Anders, personne ne connaissait l’écrivain pragois à l’exception d’Hannah Arendt et de Walter Benjamin, présents dans l’auditoire . « Inexpérimenté comme je l’étais encore […], je donnai à mon exposé, devant des Français qui n’avaient encore jamais lu ou entendu le moindre mot de Kafka, la forme d’une mise en garde contre une imminente et menaçante mode de Kafka » .
S’il est bien un auteur auquel ces deux remarques s’appliquent également, c’est Günther Anders lui-même. Que Anders ait pu être en avance sur son temps, c’est ce dont lui-même n’aura peut-être pas su prendre la mesure exacte tant l’on découvre avec ébahissement aujourd’hui à quel point ses réflexions aident à éclairer des problèmes auxquels il ne pouvait pas songer, à commencer par celui de la crise écologique dont Anders n’aura pu voir que les prémisses avant de disparaître en 1992 . Plus l’étendue, la diversité, la richesse et la profondeur de ses vues sont mises au jour, au fil des nombreuses traductions qui se sont multipliées ces dernières années et que viennent d’augmenter les deux dernières livraisons dues aux éditions Fario, et plus on s’étonne d’y trouver des considérations (sur la technique, la société de consommation, les média, les phénomènes multiformes de crise, etc.) qui non seulement n’ont pas pris une ride, mais semblent n’avoir jamais été aussi actuelles.
A titre d’exemple, que l’on lise cette étonnante réflexion issue du volume intitulé Sténogrammes philosophiques, dans lequel Anders, cédant à ce qu’il appelle les « tentations de la philosophie », notait au fil de la plume les pensées qui lui venaient lorsqu’il s’autorisait à détourner son attention de ce qui aura été sans aucun doute l’objet majeur de sa méditation : « le monstre apocalyptique du péril nucléaire ». Le fragment porte le nom de « Consommation de longue durée ». On y trouvera nettement anticipés et analysés le phénomène d’obsolescence programmée des produits d’usage courant et, en liaison avec lui, la réduction de l’existence à la consommation que vient tout juste de sanctionner une loi dont on se souviendra qu’elle a été proposée tout récemment par un gouvernement de gauche :
« Que nos repas désignent des temps dévolus à notre restauration est le signe de notre humanité. Car entre les repas se déploie le temps libre de toute consommation et le vaste horizon du monde non consommable, le territoire de l’absence, de ce qu’on ne peut contempler, envisager, le territoire du possible – bref : le monde de l’esprit. Vraiment ? Aujourd’hui encore ? Guère. Car la tendance pointe vers une consommation ininterrompue, vers une existence vers laquelle sans cesse nous consommons comme nous respirons : sans cesse nous mâchons du chewing-gum ; sans cesse, nous écoutons la radio. Et comme il n’est rien qui ne devienne produit de consommation, la substitution d’un produit par un autre garantit la non-interruption de la consommation. Une situation animale. Non, la situation des animaux les plus vulgaires. Pas celle des animaux qui embrassent l’horizon, du regard ou en le survolant, afin d’atteindre leurs proies. L’horizon de ceux-ci est encore vaste ; leur temps, dans sa plus grande partie, libre de consommation. Mais celle du poulet, éternellement picorant. »
Il serait aisé de multiplier les citations témoignant de l’extraordinaire lucidité d’Anders, donnant l’impression étrange et quelque peu troublante d’une sorte de don de prophétie – compliment que l’auteur n’aurait sans doute pas dédaigné, lui qui sut mettre au centre de ses analyses les prophéties apocalyptiques, en se donnant pour modèle la figure de Noé, le patriarche de l’Ancien Testament.