Des comprimés de magie » — c’est la belle formule par laquelle Giono qualifiait les Sonates de Scarlatti. De plus puissants, ajoutait-il, je n’en connais pas, « ni qui, d’un si petit volume, puissent déchaîner soudain une telle abondance de couleurs et d’images ». La formule pourrait valoir pour les récits de Michon, son art du bref, la force hallucinatoire des images que sa phrase fait surgir.
J.-C. P.
Ce livre du poète Jean-Claude Pinson propose trois études essentielles sur Pierre Michon. Écrites par un philosophe spécialiste d’esthétique, elles éclairent l’œuvre de l’auteur de Rimbaud le fils, y dessinent des chemins, sans pourtant l’éblouir ou la crucifier. En abordant successivement la question du sacré chez Michon (à partir de Bataille), celle de l’amour (en référence à Barthes), et enfin en étudiant le lien qui unit Michon et Antonin Artaud, massacreur et grand thuriféraire de la langue-mère.
Des os avec du texte autour
L’écriture de Pierre Michon, sa tension extatique, son tremblement quasi mystique, est de celles qui répondent à l’ordre que l’avènement d’une raison sans Dieu et d’une histoire exempte de passions, de tragique, semblait pouvoir imposer à la littérature, à la poésie et à l’art en général. Jean-Claude Pinson explore ici les voies par lesquelles l’auteur de Vies Minuscules résiste à un devenir « normal » sinon normalisé de la langue. Sans ressusciter artificiellement une transcendance mais en légendant la fin du monde chrétien et son usure, Pierre Michon fait surgir un sacré plus ancien, comme une sorte de source, ou de socle anthropologique d’un sacré à la fois chtonien, viscéral mais aussi parfois plus apollinien, lumineux, lié au sentiment de continuité avec la nature et le cosmos. Dans l’opposition du pur et de l’impur se glisse parfois une invocation, et cette réconciliation avec le monde non humain prend alors, par le truchement d’une souveraineté de la parole et du chant, le nom ou le visage de la Grâce. Jean-Claude Pinson écrit : « C’est bien, me semble-t-il, une telle langue-reine empreinte de sacralité, qui hante l’écriture de Michon, une langue impossible et souveraine. Une langue alimentée par la tension du néfaste et du faste. Une langue aussi rare que fastueuse. »
Fragments d’un roman amoureux
Il n’y a pas, à proprement parler d’histoires d’amour chez Michon, pas de Werther ni d’Adolphe. D’abord parce que l’auteur n’écrit pas de romans, ses récits brefs restants marqués toujours par la hantise de la poésie, voire du haïku. Ensuite parce que le flamboiement érotique est chez lui le plus souvent celui de la prédation, de la chasse, lié en cela à la dimension brutale du scopique et de la possession et dont l’écho se propage dans la fascination par la frappe énonciative. Ce thème est pourtant, quelques fois, augmenté ou relayé par une autre tonalité, sentimentale. Les deux registres se combinent dans l’opposition entre une soudaineté du visuel, de la « prise », et une temporalité plus déliée, plus étendue, celle de la tendresse qui se déploie plus rarement. Entre pictural et lyrique. « L’instant sauvage du trait, de l’incision d’une part ; la modulation, le déploiement temporel du chant de l’autre. »
Artaud fantôme. Cheminements d’Artaud dans Michon
Si la référence explicite à Artaud est chez Michon plutôt discrète, les croisements entre les deux trajectoires sont sensibles, tant dans les parentés que dans les divergences. L’étude de Jean-Claude Pinson explore comme un dialogue secret entretenu avec l’auteur d’Artaud le momo. Si les deux ont en commun d’avoir éprouvé « l’impouvoir d’écrire », et si l’un et l’autre ont tourné le dos à un art conforme aux règles de la mimesis, de la simple représentation, Artaud s’est confronté à l’expérience de n’être pas au monde, « là où Michon s’adosse encore à l’expérience contrastée d’un monde qui est et n’est pas habitable» ; monde avec lequel il est possible d’établir un lien dans le seul fait de rendre l’œuvre partageable, audible. Quand Artaud tend à rechercher une parole d’avant les mots, Michon parie encore sur la sorcellerie de la phrase, fût-elle inquiète, incantatoire, opérant par la fulgurance de son surgissement ou de sa profération. Et dans les deux œuvres, Jean-Claude Pinson identifie le recours à l’insurrection de la couleur comme « faisant signe en direction d’un âge (ou état) naïf, sauvage, fauve, de l’humanité », sur les traces, on l’aura pressenti, d’un certain Vincent Van Gogh.