Nous devrions peut-être nous engager dans la moindre marche avec un esprit d’éternelle aventure sans retour – prêts à renvoyer nos cœurs embaumés comme des reliques vers nos royaumes affligés.

Henry David Thoreau

La Violence : oui ou non

À 85 ans, le philosophe Günther Anders a renoncé à la non-violence et prôné la légitime défense face au péril nucléaire. Son livre La violence : oui ou non, une discussion nécessaire, paru d’abord en 1987, regroupe les interviews et textes chocs d’Anders ainsi que les multiples réactions que les propos de cet intellectuel respecté ont suscitées. Vingt-cinq ans plus tard, le débat reste ouvert.
Peut-on comparer les dirigeants actuels des pays détenteurs de l’arme atomique à Hitler ou Himmler ? Günther Anders lui en tout cas n’hésite pas. Ce philosophe, un des « pères spirituels » des écologistes allemands, juif qui a fui l’Allemagne en 1930, va même plus loin. Il parle des morts du nazisme comme d’une « répétition générale de ce qui nous attend ». « Les Hitler d’aujourd’hui sont incomparablement plus dangereux qu’Hitler lui-même du fait que les armes qu’il ne faudrait plus qualifier d’armes leur sont tombées entre les mains. »
Les armes dont il parle ici sont les armes nucléaires. À cause d’elles, « des millions d’hommes, toutes les vies sur terre, c’est-à-dire aussi les vies à venir, sont menacées de mort. Pas par des gens qui voudraient directement les tuer, mais par des gens qui s’accommodent de ce risque ». « Si l’on a pu tuer les 140 000 habitants d’Hiroshima avec une petite bombe, aujourd’hui on peut, en utilisant seulement un dixième des missiles qui sont prêts, tuer toute l’humanité et même plusieurs fois ». Face à cet « état d’urgence », il revendique le droit à la « légitime défense ».

Quelques mois après la catastrophe de Tchernobyl, dans un entretien accordé au magazine écologiste Natur, il fait une déclaration qui va chambouler la sphère militante et intellectuelle allemande : « Bien que je sois très souvent vu comme un pacifiste, je suis aujourd’hui arrivé à la conviction que l’on ne peut plus rien atteindre avec la non-violence », qu’il décrit comme « une renonciation à l’action ».
Pour cet intellectuel, critique de la technique, une seule stratégie s’impose face aux risques que nous fait courir « l’État nucléarisé » : « Menacer en retour et […] neutraliser ces politiques qui, sans conscience morale, s’accommodent de la catastrophe, quand ils ne la préparent pas directement ».
La violence : oui ou non, une discussion nécessaire réunit l’entretien en question et des dizaines de réactions d’intellectuels et d’inconnus qu’il a suscitées, ainsi que des textes postérieurs d’Anders sur le sujet.

Ermites de masse

Avec ces prises de paroles, Anders fait ses adieux au pacifisme. Il compare les actes de non-violence à des « happenings », des « comme si », une sorte de « théâtre » joué par des « comédiens » par « peur d’agir réellement ». « Il est absurde de jeûner contre la guerre nucléaire. Cela ne produit qu’un effet sur le jeûneur, à savoir la faim, et peut-être la bonne conscience d’avoir fait quelque chose », illustre-t-il.
Pour lui, l’action non-violente ne se justifie plus car la répression s’abat sur des « manifestants aussi pacifiques que des processionnaires de la Fête-Dieu » comme sur « d’authentiques soldats vietnamiens ». Il se moque d’ailleurs des militants non-violents qui s’insurgent d’être frappés par des policiers et qui diraient : « Par pitié, nous simulons seulement la résistance ! Nous ne combattons que comme des comédiens ! »
Quitte à être violentés et arrêtés, autant que ce soit « pour de véritables délits de notre part », dit-il. Mais c’est surtout l’inefficacité des actions pacifiques face au péril nucléaire qui motive son mépris affiché pour la non-violence. Faisant référence à l’Allemagne nazie et à Hitler, il demande : « Aurait-il fallu se contenter de manifestations pacifiques ? Avait-on le droit de s’en contenter ? »… Ou aurait-il été légitime d’assassiner le responsable des massacres à venir ?
Même le sabotage ne trouve pas grâce à ses yeux. Au contraire, « les seigneurs de l’industrie » l’espèrent car ce n’est qu’une « variante de leur obsolescence programmée [en anglais dans le texte] ». Ou encore : « C’est comme si une femme attaquée par son mari armé d’un couteau de poche le menaçait de détruire le couteau ». Pour lui ce n’est pas les outils qu’il faut détruire mais ceux qui les font construire. « C’est pourquoi la menace qui pèse sur la vie est la seule menace sérieuse », indique-t-il froidement.
Les non-violents ne sont pas les seuls à en prendre pour leur grade. Il s’attaque aussi dans cette interview aux médias de masse et notamment la télévision qui distribue au peuple une « opinion à la petite cuillère », tuant ainsi tout possibilité de démocratie qui nécessite selon lui « qu’on dispose du droit d’exprimer son opinion propre ».
Chose impossible depuis que les médias de masse ont « inventé ’l’ermite de masse’. Il est isolé devant sa radio ou devant sa télévision, mais mange malgré tout la même nourriture pour les oreilles et la même nourriture pour les yeux que les autres. Bref, il ne sent pas que ce qu’il consomme en soliste est le repas commun de millions d’hommes ». Il règle au passage son compte à l’espoir « qui n’est qu’un mot pour dire qu’on renonce à l’action personnelle » et qu’on « abandonne l’amélioration à une autre instance ».

Se compromettre avec les ânes

La plupart des réactions publiées dans le livre désapprouvent les propos de l’essayiste sur l’espoir et la violence. Le Prof. Dr. Ulrich Klug lui demande « où est alors l’indispensable preuve qu’une action non-violente n’atteint plus son objectif ici et maintenant et que, pour cette raison, l’emploi de la violence est devenu nécessaire ? ».

Certains doutent également que le meurtre de quelques dirigeants ou ingénieurs ralentisse d’une quelconque façon l’avancée meurtrière des tenants du progrès. « Ils renforceront la politique agressive d’armement qu’ils exercent contre leur propres concitoyens. Dans le champ de la violence, ils sont toujours en position de force, ils finissent toujours par être les plus forts », pense le Prof. Dr. Robert Jungk.
D’autres n’excluent pas par principe la violence mais considèrent que les conditions ne sont pas réunies. Eckart Spoo pense par exemple que c’est uniquement lorsque l’inefficacité des actions non-violentes « est devenue publiquement évidente et largement comprise, que la résistance ayant recours à la force peut promettre des résultats ». S’appuyant sur l’exemple des Grandes révolutions il estime qu’« un critère important pour ou contre l’emploi de la violence dans le combat contre une injustice dominante, c’est de savoir si l’on dispose ou non d’une base massive ».
On reproche également à Anders de se « compromettre avec les ânes » qui prônent la guerre pour avoir la paix. Enfin, on l’accuse d’envoyer des jeunes au casse-pipe et de faire preuve d’une radicalité facile, caché derrière l’excuse de son grand âge.
Malgré les critiques, Anders ne désarme pas. Faisant encore une fois référence au IIIe Reich, il compare « ceux qui ne résistent pas aujourd’hui avec ceux qui n’ont pas résisté hier ». Il met en avant la Résistance française comme modèle dont il faudrait s’inspirer.
« Nous parlons depuis le début de gens dépourvus de tout pouvoir, en état d’urgence, et qui, s’ils veulent survivre, ne peuvent pas se permettre de renoncer à faire usage de la violence ; de gens pour lesquels par conséquent la légitime défense ou du moins la tentative de sauver l’humanité en commettant des actes violents constitue un devoir ».
Néanmoins, s’il s’obstine sur la voie de la violence, il ne le fait pas par plaisir : « Ceux qui m’obligent à briser le tabou du meurtre peuvent être certains que je ne leur pardonnerai jamais ».

Un débat toujours d’actualité

Il est surprenant que cet érudit montre tant de fascination pour la violence alors même qu’il a vécu les années de plomb et pu constater l’inefficacité des Fractions armées rouges. Mais, comme le suggèrent plusieurs des réponses publiées dans le livre, peut-être que les propos d’Anders ne doivent pas être pris au pied de la lettre.

Un lecteur y voit « un appel au devoir adressé à tout individu, un appel à la désobéissance (totale ?) contre les puissants de cet Etat », un appel par exemple à ne pas payer ses impôts. Peut-être s’agit-il d’une provocation de celui qui voit l’exagération comme un outil philosophique au même titre que le microscope pour le virologue.
Peut-être veut-il simplement nous réveiller et pointer les limites de la non-violence face à un Etat qui fonde sa domination sur le recours à la violence. Mais peut-être s’agit-il réellement de la seule issue entrevue par un homme désillusionné de 85 ans, fatigué d’observer avec impuissance la marche infernale du progrès technique.
Quoi qu’il arrive, la plume d’Anders ne laisse pas indifférent. Elle s’enfonce profondément dans nos tripes et chatouille nos certitudes. Elle a le mérite de rappeler l’évidence oubliée : les puissants, via le nucléaire, menacent l’humanité entière.
Les réactions d’autres penseurs et d’inconnus rendent cet ouvrage intellectuellement stimulant. D’une page à l’autre, on navigue entre des opinions aussi contradictoires que convaincantes. Je me suis surpris à poser le livre à plusieurs reprises, décontenancé, ne sachant plus avec qui j’étais d’accord.
Quoi qu’on pense de la violence, l’éditeur du livre a raison, il s’agit d’une « discussion nécessaire ». Le débat que Gunthers a (r)ouvert en 1987 n’est toujours pas clos aujourd’hui. Et plus que jamais, après la mort de Rémi Fraisse et la catastrophe de Fukushima, la question se pose.

Face aux violences d’État et à la menace nucléaire, nos luttes peuvent et doivent-elles rester non-violentes ? Loin d’apporter une réponse définitive, ce livre fournit néanmoins quelques précieuses pistes.