De cette revue nouvelle, on retiendra d’abord le titre — Fario — du nom d’une truite, avec cette explication liminaire qu’il s’agit là d’une bête sauvage apte à remonter les courants, cousine donc du saumon qu’on croyait seul capable de cette prouesse-là, et se « nourrissant de chair ». Voilà qui change du poisson d’élevage, à la chair justement triste, nourri à la volée d’un tout-venant indescriptible. Fin de la métaphore.
Au-delà de l’objet, qui est impeccable et strict, et élégant, c’est à cette aune-là qu’on lira la première livraison. Être passager, voilà le chemin de halage qu’on nous propose de suivre.
Avec comme point de repère, et de halte, Calet, dans son Carnet du Vigo, très émouvant journal de bord d’un retour, Ulysse à rebours, d’Uruguay vers Hambourg, et Cingria, qui traverse Suisse et Allemagne et en donne un jubilatoire carnet de route, Marcel Cohen, Pierre Bergougnioux. Avec, à côté, une ligne de fuite qui inscrit dans le sommaire des textes de Pierre Lartigue, Jacques Damade, Vincent Pélissier, Marlène Soreda (vers qui irait assurément notre coeur), qu’on sent en pleine connivence dans une exigence simple et sans concession de la langue, et qui font assurément le véritable plaisir de cette revue nouvelle, en tous points remarquable, sans oublier un choix de trente-deux poèmes d’Arséni Tarkovski qui couvre l’ensemble de son oeuvre, un très beau conte (si l’on veut bien l’appeler ainsi) de Sadegh Hedâyat, traduit du Persan, et le Tramway de Servola, d’Italo Svevo, déjà paru en volume. On pourrait en citer d’autres, il ne s’agit ici que d’inciter.
Et s’il fallait tout de même jouer à s’interroger, ce serait sur cette aptitude à se nourrir de chair, à provoquer le sang et les larmes : rien dans ce corpus policé qui fâche ou bouscule, rien qui heurte ou qui blesse. Rien qui ferait qu’à un moment l’idée de rejeter voilemment ce poisson à l’eau ne nous effleure. Il s’agit là certes d’une littérature exigeante, mais chacun des passagers (avec toutes les acceptions que peut prendre ce terme, être de passage, être le passager, être, mais de façon passagère…) pris dans sa cabine précieuse est un spécimen parfait, feutré, qu’on dirait conservé à la frontière. Comme s’il n’appartenait plus à une revue de risquer des passages faits de rudesse.
Mais c’est là tout, car l’exercice est très réussi, pourquoi donc gâcher notre plaisir, qui est grand ? Pas de notes, pas de biographies, peu d’éléments introductifs, pas de programme annoncé. Peu de complaisances, somme toute, mais qui s’en plaindrait ? Fario se donne enfin le soin d’intégrer dans son sommaire deux séries de photographies, reproduites sur un papier mat en rupture avec le vergé, ce qui les sert admirablement, de Sarah Moon et de Gustave Roud, elles s’insèrent parfaitement dans le chemin de fer.
En attente donc d’une prochaine livraison, de pleine eau.