Nous devrions peut-être nous engager dans la moindre marche avec un esprit d’éternelle aventure sans retour – prêts à renvoyer nos cœurs embaumés comme des reliques vers nos royaumes affligés.

Henry David Thoreau

Jérôme Prieur : « Le besoin physique d’aller du film à l’écrit »

Fabrice Gabriel

Depuis plus de quarante ans, l’écrivain et documentariste passe d’une forme à l’autre. Il n’en bâtit pas moins ainsi une œuvre cohérente, fondée sur cette approche romanesque des savoirs qui éclaire aujourd’hui « Lanterne magique ».

Où l’ai-je déjà vu ? se demandera-t-on peut-être en rencontrant Jérôme Prieur. C’est là un phénomène assez courant, il faut l’admettre. Ce qui l’est peut-être un peu moins, c’est de réaliser que sa silhouette et son visage nous sont apparus dans… A la recherche du temps perdu. Ou plus exactement dans Le Temps retrouvé, (1999), le film que son ami Raoul Ruiz a adapté de l’œuvre de Proust, où Prieur incarnait un Monsieur Verdurin furtif et savoureux, comme il l’a raconté dans un petit livre formidable, Chez Proust, en tournant (La Pionnière, 2016), où l’on croise aussi Alain Robbe-Grillet en Goncourt (prix que l’auteur des Gommes n’obtint cependant jamais) et Odette de Crécy sous les traits de Catherine Deneuve (puisque l’actrice joua chez Ruiz l’ancienne amante de Swann).

Proustien, ce grand lecteur l’est depuis l’adolescence, lui qui a publié plus d’une vingtaine d’ouvrages et réalisé au moins autant de films, avec ou sans Gérard Mordillat, son complice pour la série documentaire Corpus Christi en 1998 (suivie de L’Origine du christianisme en 2003, L’Apocalypse en 2008, Jésus et l’Islam en 2015). On retrouve en tout cas l’auteur de la Recherche au sommaire de Lanterne magique, un livre un peu fou dont une première version, aujourd’hui épuisée, avait paru en 1985 dans la mythique collection « Le chemin » que dirigeait Georges Lambrichs chez Gallimard. Prieur avait alors une trentaine d’années, il avait déjà publié Nuits blanches (Gallimard, 1980), un recueil de textes sur le cinéma, avant de se prendre de passion pour Etienne-Gaspard Robertson, étrange scientifique et authentique héros romanesque, à la fois artiste et aéronaute, qui inventa à la fin du XVIIIe siècle la « fantasmagorie », un mode de projection annonciateur du cinématographe.

Un mélange de malice et presque de gourmandise

Quand on demande à Jérôme Prieur, dans le calme de son bureau parisien tapissé de livres, ce qu’il a éprouvé en reprenant un texte écrit il y a trente-cinq ans, c’est son œil, très clair, qui sourit d’abord, avec un mélange de malice et presque de gourmandise : « Une impression étrange, comme si c’était à la fois le livre d’un autre et un texte dont je suis intimement constitué. Cette histoire est toujours là pour moi, au présent. Robertson est même devenu le personnage invisible d’un film que j’ai réalisé en 2011, Vivement le cinéma où je me suis amusé à lui faire raconter ses mémoires posthumes, jusqu’à Lumière et Méliès, un siècle après sa mort ! Le projet archéologique de ce livre m’a entraîné ensuite vers quelque chose d’archaïque que j’ai eu souvent besoin d’explorer… »

Assez naturellement, le parcours de Robertson croise l’expérience du jeune Marcel au début de la Recherche, et le titre même de Lanterne magique ramène à l’épisode où le narrateur évoque les aventures de Geneviève de Brabant et Golo, projetées sur les murs de sa chambre comme « de surnaturelles apparitions multicolores »… Cette séance de lanterne magique à Combray, qui inaugure d’une certaine manière le roman proustien, est aussi une façon de poser la question – essentielle pour Jérôme Prieur – du rapport entre le texte et l’image, comme entre la fiction et ce qui relève de la connaissance, de soi et du monde. Le mépris de Proust pour le cinéma, qui continue de troubler notre auteur, n’en paraît que plus surprenant : « Je lui en veux tellement, s’exclame-t-il, d’être passé à côté du cinéma ! C’est presque obsessionnel pour moi : je ne comprends pas sa position, lui qui fut contemporain de Louis Feuillade et des premiers Charlot… Proust m’a aidé en tout cas à éviter une sorte de piété dans laquelle j’aurais pu m’enfermer, à échapper au goût de la célébration. J’ai ainsi eu l’occasion d’écrire une “vie imaginaire”, et c’est Proust qui en est devenu le modèle, comme si c’était un personnage de roman, un double de l’auteur, qui m’a permis d’être à l’abri pour me livrer… Proust fantôme [Gallimard, 2001est né ainsi. C’est un livre qui m’a délivré : qui m’a autorisé, je crois, à avoir une approche romanesque de l’histoire, des savoirs. »

Une telle approche se retrouve autant dans les films que dans les livres de Prieur, dont on doute qu’ils puissent simplement être appelés des « essais », car même si les uns et les autres se fondent souvent sur des recherches historiques très précises et le recours presque maniaque aux archives (ainsi encore pour Vivre dans l’Allemagne en guerre, récemment diffusé sur France 5), quelque chose s’y perçoit, quasi physiquement, d’un amour de la fiction… Une logique narrative, en tout cas, qui intègre le spectateur et le lecteur dans son déroulement, peut-être parce que Prieur n’a jamais cessé d’être lui-même un lecteur-spectateur passionné, sinon boulimique : « Ma fringale – j’ai découvert tardivement le cinéma, vers 17 – 18 ans – m’a aussitôt donné le désir de garder la trace de tous ces éclats de films projetés en moi. De retrouver ces sensations, de déchiffrer les énigmes, de percevoir l’entr’aperçu. Ensuite, je me suis mis à écrire de petits textes sur certains de ces films, uniquement dans des revues de littérature, d’ailleurs. Par choix, et par admiration. Les Cahiers du chemin et La Nouvelle Revue française de Georges Lambrichs en particulier. C’était un geste littéraire (à une époque d’ailleurs où il fallait se défendre contre beaucoup d’idéologie) pour me tenir en alerte devant les images. »

La constante exigence d’un style

Si Jérôme Prieur a bien publié un roman, Une femme dangereuse (Le Passage, 2013), ses films demeurent des documentaires. Il est cependant manifeste qu’ils ont tous quelque chose de littéraire, qu’ils soient ou non consacrés à des écrivains, voire adaptés d’un livre, comme le saisissant Hélène Berr, une jeune fille dans Paris occupé (2013), exclusivement fondé sur des images d’archives associées à la lecture en voix off du Journal, 1942 – 1944 de cette jeune fille déportée en 1944 à Auschwitz puis tuée à Bergen-Belsen (Tallandier, 2008).

« Les livres et les films sont les matériaux différents d’une même aventure mentale », précise celui dont l’œuvre, sous ses aspects divers, a plus qu’une cohérence thématique : une même élégance d’allure, comme la constante exigence d’un style, dans la manière, toujours, de saisir au présent quelque chose du passé. En cela, le travail du texte et celui de l’image se rejoignent : « Imaginer un film, le concevoir, c’est d’abord beaucoup de lectures, et beaucoup d’écriture, explique Jérôme Prieur. Il faut commencer par trouver une forme, un point de vue. Sinon ça ne m’intéresse pas. Que le texte soit lapidaire ou détaillé, c’est une manière de projeter le film avant qu’il existe. C’est un mode d’emploi, la définition de mes partis pris, ce qui va être mon langage ; mais je déteste absolument ce qui se répand de plus en plus, la maladie du scénario. Si le genre documentaire m’excite intellectuellement, c’est qu’il laisse du jeu, de la surprise. Autre chose peut se produire que ce que l’on a prévu, exactement comme lorsque l’on écrit. C’est pour cela sans doute que j’éprouve le besoin physique d’aller de l’un à l’autre. »

Fasciné par les fantômes, travaillé par la question de l’origine, obsédé à sa façon par le « sombre abîme du temps » comme par ce drôle de « pays mental » qu’est l’Allemagne, Jérôme Prieur est pourtant un esprit léger, en mouvement, dont l’humour a quelque chose d’immédiatement cordial. Cet artiste archéologue, quel que soit son goût de l’archive ou son sens du souvenir, est bien un homme du présent. Il le répète : « Le passé est toujours au présent, Walter Benjamin a raison. Dans mon roman Une femme dangereuse, le narrateur disait une phrase à laquelle je crois beaucoup : “On ne sait pas ce que nous réserve le passé.” C’est ce qui me porte, cette conviction qui permet de vivre plusieurs vies. »

Lanterne magique

Avec Lanterne magique, Jérôme Prieur nous propose une réflexion sur l’émergence, en plein siècle des Lumières, d’une pratique dont les ressorts occultes sont néanmoins essentiels : celle des projections publiques de lanterne magique qui débutent durant l’An VI, c’est-à-dire en 1797 – 1798. Cette archéologie du cinéma passe par celle de l’image lumineuse à partir de deux livres, Du côté de chez Swann de Marcel Proust et les Mémoires d’Étienne-Gaspard Robertson (1763 – 1837), l’inventeur de la fantasmagorie qui fit carrière sous le Directoire et le Consulat quand les lanternes magiques sont connues depuis la fin du XVIIe siècle.  On connaît bien le premier, la fameuse série de six plaques de lanterne magique racontant

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