Nous devrions peut-être nous engager dans la moindre marche avec un esprit d’éternelle aventure sans retour – prêts à renvoyer nos cœurs embaumés comme des reliques vers nos royaumes affligés.

Henry David Thoreau

Un manuscrit domestique

Eudenio De Signoribus

Traduit de l'italien
par André Ughetto

Lorsque un poète entre dans la prose, c’est peut-être, nolens volens, avec l’espoir, l’attente, d’en découvrir des mystères nouveaux, d’en faire jouer des ressorts inconnus. Et d’en corrompre les genres établis. Ici, avec ce Manuscrit domestique, une forme d’autobiographie se risque pas à pas, comme discrètement, sur une crête étroite entre fiction et souvenir. Le paysage se distingue à peine de la géologie, les générations s’emmêlent, semblent se fondre les unes dans les autres, les chronologies s’effacent, ou se disloquent sous le poids de la répétition, les profondeurs de champ varient, les contours de l’auteur et du narrateur s’entretissent et puis, parfois, s’estompent.

       La mise en forme d’un passé, d’un possible passé, s’effectue à travers un réseau de fragments disjoints dont la succession paraît à première vue incertaine, aléatoire : l’écriture elle-même tente de recomposer les jeux et les effets de la mémoire chez un sujet toujours à naître. L’Histoire, par exemple, celle des années de guerre et de fascisme, surgit à la hauteur des yeux d’un enfant : la somme un peu floue de récits dans la famille ou le village, de rumeurs et de suppositions dont la demi clarté ne survient que tardivement, dans l’après-coup. Ou bien des évènements traversés — la mort de Pasolini, les élans de 1968, un tremblement de terre ­— ne se donnent qu’à travers l’angle aigu de la surprise, d’une déconvenue, d’un deuil personnel, latéral.

       Et la vie consciente du souvenir se distingue à peine de celle des rêves, elles ont toutes deux le même statut narratif, elles sont de la même trempe, de la même substance.

       L’existence semble arrimée à quelques foyers d’image ou de récit, et bien souvent, notons-le, le cœur en est l’absence : importe ce qui n’a pas eu lieu, ce qui s’est dérobé, rencontres non advenues, amours frôlées, curiosités inassouvies, arrivées tardives. La mort règle les comptes. Elle s’appelle Destin. Dans la nuit du cœur comme dans celle du monde, le poète est un veilleur.

        On imagine mal aujourd’hui, en ces temps de ferveur exhibitionniste, comment la vie de l’âme et du corps peuvent s’écrire avec tant de sobriété et, au fond, de délicatesse. Mais il en va, dans cette étrange simplicité, dans cette réserve prudente, tout autant de pudeur que de vérité.

Maintenant tous sont endormis : qui sur le flanc, avec le chat entre tête et cou, qui recroquevillé, encore avec ses lunettes de travers, la mère semble un masque de cire, je m’approche pour en capter la respiration, le mouvement de sa poitrine. Mon soupir. Maintenant je peux reprendre mon poste : dehors le ciel ne transmet rien, même pas une lumière d’univers ; tout autour, chaque être est enveloppé dans le mystère de la survie. Les routes sont désertes.

E. DE S.