Parfois, il hausse un peu le ton : » Dans la cuisine, à improviser un déjeuner, la radio sur une station de musique classique, on y bavarde opéra d’un ton un peu guindé, d’une représentation exceptionnelle, « … et j’ai pensé que dans trente ans je pourrai dire : j’y étais… » — Mon pauvre ami, dans trente ans…probablement tu seras occupé à cuisiner du rat avec des herbes amères. » Baudouin de Bodinat est hanté par le peu d’avenir que contient notre monde, lequel selon lui, se ferme, d’effondre, n’en a plus pour longtemps.
Entre Philippulus le prophète et Cioran le nihiliste, il ne cesse de ressasser, de ruminer ses idées noires, hanté par des visions d’apocalypse, accablé par le spectacle de la vie enpêchée que nous menons « au fond de la couche gazeuse », cette fragile atmosphère qui seule nous permet de vivre et de respirer, et que nous malmenons le coeur léger. Et d’énoncer tout cela, qu’il sent, éprouve et voit, et les réflexions qu’il en tire, sur un ton très doux, posé, en de longues phrases chuchotées et exquisément ciselées, ne rechignant pas au mot rare, à la tournure étincelante, à la citation choisie — on croise entre autres Caillois, Constant, Joseph Gabel, Eugène Minkovski.
Celui que Claude Roy voyait comme « un moraliste de notre temps » n’encombre guère les rayons des librairies. Après La Vie sur Terre (2008) et un bref ouvrage consacré au photographe Atget, salués ici, c’est là son troisième livre, que l’on gardera précieusement à portée de main : ses pensées et remarques sur l’expansionisme texhnoogique, sur le dôme interconnecté sous lequel nous voilà enfermés, on les savoure à petites lampées, on les lit et relit, goûtant leur grâce et leur tranchant, lui sachant gré de tenter de nous sortir de « l’imbécile passivité d’aujourd’hui ».
Une dernière citation, pour la route : « Qui s’il en avait le choix, ne frissonnerait à l’idée de revenir sur Terre dans un millier d’années ? se demandait Maeterlinck vieux. Qui, si on le lui proposait, souhaiterait son transfert immédiat à vingt ans d’ici dans l’avenir ? Et qui, si c’était possible, ne souscrirait à prendre ses vacances dans le monde d’il y a quarante ou cinquante ans ? »
Jean-Luc Porquet
Le Canard enchainé du mercredi 27 janvier 2016