Fario 10

été - automne deux mille onze

Nous parvenons d’une manière ou d’une autre à ne pas nous figer d’effroi devant les montagnes mortes qui du jour au lendemain ont pris la place des panoramas les plus beaux, c’est tout juste si nous réagissons à la transformation d’un paysage vert hier encore en une contrée désolée où il ne subsiste plus d’une végétation qui s’est reproduite depuis d’innombrables générations qu’une poignée de chicots tordus et calcinés. Les yeux apprennent à se détourner de ce qui leur est douloureux, peut-être même apprennent-ils à aimer un monde de plus en plus noir et graphiteux, comme autrefois les familles de mineurs leurs vallées du Pays de Galles où il n’y avait rien d’autre que charbon, pierre et poussier, et où les enfants étaient heureux de faire de la luge sur les terrils.

Vue cavalière de la Corse (inédit)
W.G. Sebald

Les deux volumineux textes inédits de W.G. Sebald publiés dans la revue (Numéros 9 et 10), traduits par Patrick Charbonneau, proviennent des archives Marbach ; conformément à la volonté de l’auteur et de ses ayants-droit et bien que très aboutis, ils ne seront pas publiés en volume et demeurent donc exclusivement accessibles aux lecteurs de la revue.

Note pour un numéro 10

« Il n’y a pas à accentuer exagérément cette oblitération à deux chiffres où nous atteignons. D’autres détails – papiers, encre, etc. — drainent les principales nappes de notre fétichisme. Conséquence d’un défaut de ponctualité dans nos livraisons, nul anniversaire, eussions-nous jamais songé à célébrer quoique ce soit, ne s’accorde à ce passage décimal.
Il est bon de dire que nous n’avions pas prévu d‘en arriver là. Ceci pour deux ordres de raisons.
Le premier est de ne pas nous livrer à quelque plan, d’être assez mal loti en programmes, vues d’avenir, vœux, espoirs et autres amulettes. De ne pas ignorer assez l’obscurité où s’affûtent nos désirs. De n’avoir pas su, à l’heure d’un premier numéro s’il y en aurait un second, à l’heure du second s’il y en aurait un troisième, et ainsi de suite cette marche trébuchante d’une revue. En conséquence de n’avoir pris, dans cette audace d’écrire et d’éditer, que la seule précaution de concevoir chaque numéro comme s’il était tout ensemble le premier et le dernier.

Le deuxième est que nous ne sommes arrivés nulle part. Nous n’avons pas le goût, toujours un peu futile, de nous retourner pour estimer je ne sais quel parcours accompli. Mais le ferions nous que nous serions en peine de trouver les amers propres à ces calculs.
Il y a ce bruit tout autour. Craquements profonds, sinistres, et le vacarme que l’on ajuste pour les assourdir. Des jours succèdent aux jours, l’extraordinaire est la manne quotidienne, le bouleversement la règle : s’y épuise le sentiment de la durée. L’implacable marche de la nouveauté arase les reliefs. L’oubli semble chasser toute impression que l’on voudrait se donner. La halte à peine entrevue, le campement à peine établi, que sonne le clairon d’une autre campagne.

Au dehors la tension monte. Pour remployer ici un mot de Goethe, rien ne semble pourtant mûrir. Simplement ça durcit là, ça pourrit ici.

Au péril de voir se propager en nous les putréfactions, les dédains et les chagrins, ou la vitrification — à quoi invite en réaction la danse de saint Guy de la machinerie mondiale en ses fureurs quantitatives, saccadées — atteindre les moindres fibrilles du cœur, à la crainte qui parfois nous traverse de ne plus avoir la force de recevoir, de ne plus être touchés, soulevés, visités comme nous ne pouvons oublier l’avoir été, que prétendre opposer ?
Il ne faut rien prétendre. Il faut faire, et peut-être pas seulement son possible.
Nous n’avons de moyen que la manière de dire.
Cette revue n’est munie d’autre laissez-passer que l’ensemble des textes qu’elle a le privilège d’accueillir et de ceux auxquels, par-delà les années et les distances, ils font parfois écho.
Sous le ciel pesant et les chambardements, nous sommes pourtant assurés qu’il y a de l’inconnu qui persiste, de l’étranger qui demeure, un reste tout de même incalculé, et dans le chambardement même des vies qui réclament leur part de clair-obscur ou la justice d’un récit, un réel qui ne se donnera pas sans sa fiction, des vérités qui attendent un peu de jour.
Nous avons du tremblement, de l’inquiétude, on le sait des fatigues et parfois, c’est juste de le constater, de la joie à permettre, si peu que ce soit, cela. »
V.P.

  • Salah Stétié, Deux poèmes de chiffre 4
  • W.G.Sebald, Vue cavalière de la Corse (inédits),-texte présenté et traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau
  • Baudouin de Bodinat, Au fond de la couche gazeuse 
  • Klavdij Sluban, Photographies
  • Serge Airoldi, «…et cependant ne rendre les armes qu’à l’espérance »
  • Jean Lauxerois, Roma merda, (Fragments d’un journal romain)
  • Max de Carvalho, Poèmes
  • Jean-Paul Goux, L’armoire de Chenecé
  • Gérard Macé, Odalisque et violon d’Ingres
  • Gilles Ortlieb, Légendes
  • Jean Martory, Agenda 1940
  • Jean Rounault, Journal du grand voyage
  • Rosa Luxemburg, Une lettre à Luise Kautsky, -texte traduit de l’allemand et annoté par Gilbert Badia et Claudie Weill
  • Poètes de Czernovitz, Dans la Chimère des mots IV, Chronique du ghetto, ceux qui sont restés, -Témoignages traduits de l’allemand par François Mathieu
  • Joao Cabral de Melo Neto, O Cao sem plumas, Le chien sans plumes, ‑poème traduit du portugais (Brésil) par Renaud Barbaras et présenté par Cristina Henrique da Costa-Amalric
  • Euripide, Hypsipyle ( 2eme partie), texte traduit du grec par Marie Cosnay

La revue : Faits et défaits contemporains

fario 10 été-automne deux mille onze