Nous devrions peut-être nous engager dans la moindre marche avec un esprit d’éternelle aventure sans retour – prêts à renvoyer nos cœurs embaumés comme des reliques vers nos royaumes affligés.

Henry David Thoreau

« Une proposition courageuse ? »

Thomas B. Reverdy

L’auteur des Évaporés (Flammarion) a lu À des années-lumière (Fario), de Marcel Cohen.

« Il faut lire Marcel Cohen aujourd’hui. Non seulement pour le très beau livre qui vient d’être primé, mais encore pour cet ouvrage plus discret qui parut aussi en 2013 : À des années-lumière. Soixante-douze pages d’une écriture limpide pour exprimer à la fois les horreurs du siècle passé et une foi inébranlable dans les pouvoirs et la mission de la littérature. Tout, dans ce petit livre au propos extrêmement clair et circonstancié, nous exhorte à la lucidité. C’est que les grands témoins du naufrage de l’humanité au XXe siècle n’ont pas fini de nous témoigner leur colère et leur indignation devant la mécanisation et la déshumanisation du monde. D’Auschwitz aux licenciements massifs de l’économie modélisée par ordinateur, de la Shoah par balles aux calculs cyniques d’armateurs esclavagistes, du Chemin des Dames aux conflits contemporains dans lesquels quatre victimes sur cinq sont des civils, Marcel Cohen dresse le portrait sans concession d’une logique moderne implacable qui a délaissé l’humanisme et ne peut plus qu’écraser l’humain. Refusant le nihilisme servile qui pourrait naître de ce constat, il y fonde le ferment d’une nouvelle et nécessaire solidarité. L’artiste y redevient cet homme qui, par son style, parce que le style est ce qui informe en donnant forme au chaos, nous rappelle sans cesse à cette exigence de lucidité qui fait de l’art une éthique. Cette proposition courageuse est bien la seule aujourd’hui qui redonne sens au geste d’écrire. Et c’est pourquoi ce petit livre est urgent, indispensable. »

À des années lumière

Que s’est-il passé, au début du vingtième siècle, touchant à la vie des hommes, à leur esprit et à leur cœur, quelle rupture a entraîné le monde à des années lumières de ce que fut ou de ce que nous avons cru être une civilisation. Un monde existait avec ses drames, sa misère, ses brutalités et ses monstres, et il y eut bien des prémisses alarmants ; mais une part de ce monde semblait encore tournée vers l’évidence de certaines aspirations, de certaines hauteurs ; il a pris fin, laissant soudain la place à des inventions inédites : l’abattage de masse industrialisé, la domination étatique implacable, le règne sans égal des

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