L’Essai et la revue du jour | 12 – 13
par Jacques Munier
« Alors que les œuvres d’art des époques antérieures ne prenaient le chemin du musée que lorsque leurs premiers foyers avaient fait leur temps, les œuvres du siècle dernier sont nées, elles, sans abri ». Jusqu’au XIXème siècle, ajoute l’auteur, les sculptures étaient intégrées au projet de l’architecte – en bas-reliefs ou abritées dans des niches – et le sculpteur était en quelque sorte le « lieutenant » de l’architecte. Depuis lors, les peintres du XIXème siècle, à l’exception de Delacroix et de Puvis de Chavannes, ont été exclus des grands chantiers publics. Leurs tableaux étaient directement exposés dans les galeries où ils prenaient peu ou prou le caractère de marchandises appelées à disparaître ailleurs. Le sculpteur et peintre futuriste Boccioni le déplorait lors de la première exposition futuriste : « La recherche de formes naturelles éloigne la sculpture de son seul et unique but : l’architecture. » C’est pourquoi Günther Anders revient sur le premier mot du discours de Rainer Maria Rilke sur Rodin : « Dinge », « choses ». Les sculpteurs du XIXème siècle, et au premier rang Rodin, n’ont pas créé leurs œuvres en pensant au lieu qu’elles devraient rejoindre ou à la fonction qu’elles auraient dans un ensemble. « Ils ne pouvaient faire que des objets isolés ». L’exemple des tribulations des fameux Bourgeois de Calais est à cet égard édifiant : Rodin souhaitait que la sculpture monumentale soit érigée sans socle, à même le sol, sur la pelouse d’un square de Calais pour que les gamins puissent jouer et courir autour des personnages comme au milieu des arbres. Devant le refus de la municipalité offusquée par un projet si « révolutionnaire », il insista pour que le groupe soit placé dans un espace vide, sur un rocher abrupt face au ciel et à la mer mais il essuya un nouveau refus et ses Bourgeois finirent leur course immobile dans son propre jardin, « en dehors du monde ».
Cette étude sur la place de l’art dans le monde, qui prend appui sur l’œuvre de Rodin par le truchement de Rilke, qui – affirme Günther Anders – « a aidé toute une génération à voir, à comprendre » l’artiste, si elle se révèle d’une grande acuité quant à Rodin, dépasse son seul cas pour atteindre à une réflexion sur la nature de la chose dans le monde moderne, la chose réduite à son simple caractère de marchandise. L’auteur porte au crédit de Rilke d’avoir ouvert la voie à cette pensée de la chose que Heidegger développera plus tard, Heidegger dont Anders fut un brillant étudiant comme en témoignent ses essais sur la technique qui en font aujourd’hui un penseur de référence pour l’écologie politique. Mais il observe que les peintres ont également porté « ce regard singulier sur les choses », notamment à travers les motifs de la nature morte, de Chardin à Manet et Cézanne – avec son fameux bol – ou Van Gogh et sa chaise, et au-delà le cubisme et le surréalisme, tous ont « dérobé les choses à leur contexte – je cite – pour leur rendre la réalité qu’elles avaient perdue, noyées dans leur contexte et leur finalité pragmatique, ou pour leur conférer une nouvelle sur-réalité ». Un renversement s’est par ailleurs opéré ainsi, qui affecte notre vision du monde. Alors que la sculpture était jusqu’alors une « technique d’immortalisation » pour laquelle le temps, le mouvement et le devenir n’étaient que des qualités négatives de la vie que la sculpture tentait de figer dans une éternelle présence, le « devenir » devant se transformer en « être » par cette opération, ce que Rodin « veut immortaliser, c’est seulement le devenir en tant que tel ». Il n’est pas seul à vouloir traduire ainsi l’être dans le langage du devenir : « l’ensemble du mouvement impressionniste – je cite – a dissout l’univers substantiel en un processus, celui des ondes de la lumière. Van Gogh a peint le monde entier comme s’il était encore de la même consistance visqueuse que l’huile fraîche qui sortait de ses tubes de peinture. »
Paradoxalement, c’est avec la pierre et le bronze que Rodin a essayé de rendre le monde fluide. Pour recréer le mouvement il a ménagé la place du spectateur qui n’a pas de position assignée, ses sculptures pouvant être regardées de tous côtés. « S’il avait pu le faire – nous dit l’auteur – Rodin aurait suspendu ses personnages dans le vide pour qu’on puisse les regarder de partout ». C’est aussi pourquoi certaines d’entre elles semblent surgir d’un chaos pétrifié, comme le Buste de Mozart, ou son Victor Hugo, ou encore la série des figures de La Pensée, L’Aurore ou La Tempête… Günther Anders insiste sur l’aspect si particulier des gestes dans sa sculpture, comme cet Homme qui marche, représenté sans tête et sans bras car pour montrer ce que c’est que marcher, il n’a pas besoin de marcheur. « Les personnages de Rodin ne « font » pas de gestes, ils « sont » leurs gestes » — dit-il — et surtout, malgré la massivité et la compacité de la pierre ou du bronze, ce qu’ils expriment, c’est le désir et la puissance, comme son célèbre Penseur, un métaphysicien aux biceps impressionnants qui – je cite « a vraiment l’air d’un boxeur triste qui récupère entre deux rounds ». Ou son Balzac en croque-mitaine, « mélange de géant et de paysan auvergnat » commandé par la Société des Gens de Lettres qui l’a finalement refusé. Sans abri mais non pas sans présence, les sculptures de Rodin ont ajouté au monde la dimension de leurs gestes sans destinataire visible ou assigné, créant ainsi leur propre univers.
Pour réécouter l’émission :
http://www.franceculture.fr/emission-l-essai-et-la-revue-du-jour-etude-sur-rodin-revue-sprezzatura-2013 – 06-24