Nous devrions peut-être nous engager dans la moindre marche avec un esprit d’éternelle aventure sans retour – prêts à renvoyer nos cœurs embaumés comme des reliques vers nos royaumes affligés.

Henry David Thoreau

Sur la revue fario 6

Pierre Assouline

Fario ne vous dit rien ? Pour les pêcheurs, c’est le nom de la truite de rivière. Pour les autres, ce sera plutôt le titre d’une revue de littérature et d’art peu connue qui gagne à être connue. Il n’est que de considérer déjà l’objet en question pour deviner qu’un tel goût de l’ouvrage bien fait, bien composé en caractères Bembo pour les textes et Bodoni pour les titres, bien imprimé à 500 exemplaires sur vergé par les presses de la maison Chirat à Saint-Just-la-Pendue dans la Loire, bien généreux en blancs et en marges, bien mis en page par David Laranjeira en son atelier de la rue de Montreuil, abrite une conception de la littérature, de la poésie et de l’image que l’examen de son contenu ne détrompe pas. Même l’hommage à Julien Gracq, qui ouvre la dernière livraison (No6, été-automne deux mille huit, 424 pages, 25 euros), annonce déjà le pas de côté dans un genre bien balisé. Sans s’être donnés le mot, les contributeurs ont mis en valeur le géographe dans le romancier et fait de Vidal de la Blache son auteur de chevet. Pour le reste, outre des poèmes, dont une magnifique moisson d’inédits publiés en bilingue russe-français d’Anna Akhmatova, d’étourdissantes peintures de Christophe Cherel, des photos, des dessins et des encres, on isolera (car il faut bien faire un choix malgré l’envie de tout citer), outre un salut au romancier et mémorialiste Mario Rigoni Stern, deux textes en particulier : ceux, inconnus et inachevés, de Charles-Albert Cingria dont Marie-Thérèse Lathion nous donne la clé des hésitations et remords dans un appareil de notes qui vaut le déplacement, où l’on voit Cingria hésiter entre “jumelles” et “lorgnettes” avant de tourmenter son manuscrit dans une campagne de correction ; et puis celui de Jean-Yves Masson sur le mythe de Sisyphe, roi de Corinthe. 

Il le revisite en poète en partant d’un postulat : si l’on sait que Sisyphe aux enfers poussa son rocher qui ne cessait de retomber vers le sommet d’une montagne, on ignore en revanche la nature de la faute qui méritait un tel châtiment. Version Masson : Sisyphe ne voulait pas mourir et la pierre qu’il essayait désespérément de soulever était celle de son propre tombeau. « Socrate enseigna à Sisyphe combien sa démesure était une fausse démesure, à quel point c’était peu demander que de vouloir une vie sans limites, alors qu’on avait à disposition l’éternité qui contient toutes limites, la lumière qui transcende toute lumière, la nuit plus profonde que toute nuit ». Toute la revue est de cette encre là. fario paraît paraît deux fois l’an. Deux fois, ce n’est pas trop pour une revue exigeante à la recherche d’une forme inédite. La figurine de couverture est extraite d’un carreau de pavement du studium de Benoît XII, dans le palais des Papes d’Avignon.

Pierre Assouline

Fario 6

SALUER JULIEN GRACQ Vincent Pélissier, Liminaire Pierre Bergounioux, Un écrivain français Salah Stétié, Dans un cristal de brume Pascal Riou, Six variations ardennaises Laurent Margantin, Julien Gracq et la géographie romantique Jacques Damade, Vu de l’auto LE LIVRE OUVERT Gérard Macé, Tours – avec des encres de Pierre Skira Christophe Cherel, Peintures Vincent Pélissier, « Art happens » Société des Amis de Messire Estienne de La Boétie, « Aurions-nous dû demander pardon ? » Société des Amis de Messire Estienne de La Boétie, « Il en était allé ainsi des Lumières, dans le XVIIIe siècle français » Antoine Emaz, Parce que c’est Jean-Paul Michel, « Nous étions voués à souffrir

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