Anders, en allemand, signifie » autrement « . Dans l’Allemagne des années 1920, Günther Stern (1902 – 1992) — étudiant en philosophie de Husserl et de Heidegger, premier mari d’Hannah Arendt en 1929 — adopte ce pseudonyme par provocation. Le jeune homme, journaliste, écrit trop d’articles. » Tu devrais signer autrement « , lui suggère son rédacteur en chef. Il signe donc » Autrement » et continue toute sa vie d’écrire, penser et agir en dissident. Son devoir, son honneur, son destin : être un » semeur de panique « . Alerter, réveiller, inquiéter avant qu’il ne soit trop tard, que l’humanité ne soit détruite.
Aujourd’hui, cet énergumène de génie n’est plus inconnu des lecteurs francophones. Confidentielle hier, difficilement accessible, son œuvre est à présent largement traduite : bientôt une vingtaine de titres ! On a mieux découvert, ces dernières années, les outrances vertueuses de cet exagérateur volontaire, radical et flamboyant. Anders dignostique » l’obsolescence de l’homme « , dénonce les technologies mortifères, combat sans relâche les usages de l’atome sous toutes les formes, militaires ou civiles.
Au penseur et militant s’ajoute à présent l’écrivain à facettes, marquant d’une griffe inimitable journaux de voyage comme interventions politiques. En témoignent les deux nouvelles traductions qui viennent de paraître. Visite dans l’Hadès est le journal d’un retour impossible en Pologne, en 1966, une vingtaine d’années après la Shoah. Anders revient à Wroclaw, la ville de son enfance, où tout est devenu dissemblable. Lui avait grandi à Breslau, et ce n’est pas la même ville sous deux noms distincts. Il se confronte ainsi à un déconcertant dédale de présences et d’absences, de reconstructions et de destructions.
Vies perdues
Les maisons, pour la plupart, ont disparu comme les gens. Celles qui restent sont des fantômes. L’espace et le temps sont altérés, tout est là et rien n’est là. Ce sont les mêmes endroits, en apparence comme autrefois, encore et toujours, et soudain, au bout de la rue, plus rien ne se distingue. L’écriture inventive de Günther Anders rend sensible cet effacement impossible à dire : » L’espace d’autrefois (…) s’est complètement émancipé de cet autrefois, reste planté là aujourd’hui comme hier et, depuis ce lieu, convainc le temps de mensonges. » La composition même du livre contribue à faire partager le malaise de cette recherche des vies perdues. Elle juxtapose en effet un journal de 1966, des pages rédigées dans d’autres carnets en 1944 et 1945, des analyses de 1979 sur les effets du feuilleton télévisé Holocauste.
A 85 ans, le bouillant Anders n’est pas assagi. Il juge insuffisante, parce qu’inopérante, l’action non violente de ceux qui militent pour sauver l’humanité de cette mort technologique qui, selon lui, nous guette. Il conclut La Violence : oui ou non — recueil rassemblant ses textes sur le sujet et les discussions qu’ils ont soulevés -, par cette affirmation : » (…) je déclare avec douleur mais détermination que nous n’hésiterons pas à tuer les hommes qui, par manque d’imagination ou de cœur, n’hésitent pas à mettre l’humanité en danger et à se rendre ainsi coupables d’un crime contre elle. » Il ne dit rien des moyens concrets. Reste une radicalité qu’on peut juger non seulement excessive, mais étrange.
Visite dans l’Hadès(Besuch im Hades),de Günther Anders,traduit de l’allemand et présenté par Christophe David, Le Bord de l’eau, » Altérité critique « , 246 p., 22 €.
La Violence : oui ou non. Une discussion nécessaire(Gewalt. Ja oder nein. Eine notwendige Diskussion),de Günther Anders,traduit de l’allemand par Christophe David, Elsa Petit et Guillaume Plas, Fario, 164 p., 17 €.