Pour un public poétiquement éclairé, le nom de Jacques Réda présente au moins deux caractéristiques : c’est peut-être l’un des rares de notre temps qui puisse être cité aux côtés de ceux de La Fontaine, de Vigny ou d’Apollinaire sans produire l’impression gênante d’une inégalité d’échelle. Et d’autre part, c’est celui de l’auteur d’une très récente histoire du vers français dans laquelle, par une distraction probable d’historien, ne figure justement pas le nom de Jacques Réda. Le but de l’Entretien avec Monsieur Texte était de réparer cet oubli en interrogeant le poète sur son art du vers, ajoutant ainsi un chapitre à une histoire qui pouvait lui sembler s’être achevée avant son œuvre.
Comme il s’agit aussi d’une causerie entre deux amis, le lecteur en apprendra non moins sur les vers de Jacques Réda que sur les circonstances intimes ou historiques qui déterminèrent sa vocation, sur l’importance cosmique de la poésie et du langage, sur la quasi-divinité du Rythme et sur les relations occultes entre la mécanique des fluides et les big-bands de la Nouvelle-Orléans.
Peu à peu, le sujet profond de l’entretien se dévoile, en forme d’invité-surprise : ce Monsieur Texte, qui n’est pas une doublure pompeuse de Jacques Réda, mais bien l’incarnation de toute langue et de toute littérature, dont tout écrivain et tout être parlant, quelles que soient ses propres chances, doit nécessairement partager le sort. Au terme d’une vingtaine de lettres, le poète demeure seul face à ce grand personnage. Non pour un duel : pour une danse.
J’écris pour écrire. Et sans doute parce que toute autre forme d’activité aurait exigé des efforts dont je suis incapable. J’ai dû évidemment en exercer d’autres pour survivre et, comme on dit, je m’en suis sorti, mais le plus souvent de justesse, et grâce à de multiples petits coups de chance dont je reste un peu ébahi. Je crois que dans le droit fil de mon enfance, mon souci principal aura été de préserver et même d’étendre mon aire de jeu. Je ne prétendrai pas que l’exemple des écrivains célèbres m’ait laissé indifférent et que, surtout vers l’adolescence, je n’aie pas nourri de vagues ambitions de gloire littéraire, mais ce ne fut en rien déterminant : un peu comme à six ans je m’imaginais lieutenant d’un peloton de méharistes, et à quatorze émule de Di Lorto et de Da Rui, ces deux gardiens de but de légende. On me dira que jouer n’est pas sérieux. Certes, et je trouve parfaitement normal qu’au sérieux on ne me prenne. Mais est-ce que l’univers est sérieux ? Je suis désormais persuadé que, si nous avons avec lui le moindre point de ressemblance (en fait nous y sommes inclus), c’est celui-là du jeu dont l’humanité a perdu le goût, le sens et jusqu’à l’aptitude.
J. R.