L’attention accordée par Günther Anders au bombardement d’Hiroshima, au fait nucléaire et plus généralement à la destructivité du monde technique et industriel dans sa conception d’une anthropologie du « temps de la fin » a peut-être occulté, en particulier pour les lecteurs français, sa prise en compte des crimes de masse du vingtième siècle européen.
Anders est né Günther Stern, dans une famille juive dont l’assimilation à la culture et à l’histoire allemande ne faisait l’objet d’aucun doute, du moins pour pour ses membres, jusqu’au début des années trente. L’importance de ces origines puis l’effroyable « élection » qui fut le sort de la population juive ont bien sûr marqué sa trajectoire et n’ont jamais cessé, on le verra dans ce volume, d’occuper une part de sa pensée. Bien des aspects de sa vie, lui l’éternel émigré, sans lieu, portant un nom d’emprunt, sans poste ni reconnaissance académique, figure d’Ahasver parmi les philosophes de son temps, tiennent naturellement de cet héritage.
Ce livre est un recueil. Il n’a pas été constitué comme tel par Anders lui-même. Il s’appuie sur un texte, Mein Judentum, écrit en 1974 et publié dans un ouvrage collectif en 1978. Anders, dans une position didactique et sans concessions qui lui est familière, s’adresse à des non-Juifs, explorant les traces et le poids d’une histoire et d’un legs : mais l’exposé semble n’être que le prétexte à une élaboration qui demeure inquiète. L’être-juif dont il est question ici n’est pas religieux, il est sans doute encore moins national ; mais il ne peut être disjoint d’une histoire religieuse dont la tradition d’étude et d’interprétation forme le socle. Il demeure pour l’auteur lui-même une interrogation et, pourquoi pas : une énigme.
Nous y avons joint d’autres écrits dans lesquels Anders évoque le judaïsme ou le peuple juif. Comme on le sait désormais, Anders ne s’est pas limité à des écrits philosophiques ou de propagande. Il n’a jamais cessé de chercher du côté de la littérature d’autres issues, d’autres formes, de la fable romanesque au poème en passant par l’aphorisme ou le journal. Nous publions ainsi une longue nouvelle intitulée Learsi, conçue en 1933 et publiée en 1978, dont l’anagramme du titre dit à elle seule ce qui la rattache à cet ensemble. L’expérience qui constitue le ressort de cette fable — l’émigration, la soif d’intégration, ses échecs ou ses impasses — n’est pas sans évoquer celle de l’auteur : Anders fut par exemple, comme son héros dans la capitale d’une hermétique Topilie, guide au Louvre à Paris.
Nous publions également un choix de poèmes. Ils ont tous partie liée, plus ou moins directement avec l’exil ou avec la Shoah. Il est saisissant qu’Anders, bien avant d’écrire un livre sur l’extermination des Juifs, Visite dans l’Hadès, ait eu recours sur-le-champ à la forme poétique pour parler de ce qui s’accomplissait tout au long des années trente et quarante et dont il était le témoin impuissant et la victime, de prés ou de loin ; ces poèmes ont souvent pour point de départ une histoire personnelle ou un article de journal. Comme si, contrariant à l’avance le fameux décret d’Adorno, seule la forme poétique, ici fortement teintée d’éléments narratifs ou discursifs, pouvait, dans l’urgence, entrer en résonnance avec le tragique.
Enfin nous avons ajouté en annexe un témoignage remarquable touchant aux conversions d’Edith Stein et d’Edmund Husserl, ainsi que deux lettres rendues publiques par Anders lui-même. L’une et l’autre, dans des contextes différents (la création de l’État d’Israël en 1948 et l’invasion du Liban par l’armée israélienne en 1982) témoignent d’une distance et d’une lucidité qui ne manqueront pas de surprendre aujourd’hui, tant les simplifications auxquelles le communautarisme ambiant voue l’appréhension de la situation moyen-orientale ont pu abraser dans les esprits les arêtes vives du réel.