Nous devrions peut-être nous engager dans la moindre marche avec un esprit d’éternelle aventure sans retour – prêts à renvoyer nos cœurs embaumés comme des reliques vers nos royaumes affligés.

Henry David Thoreau

Libre cours

À l’épreuve de l’oisiveté

Marion Milner

Traduit de l’anglais
par Marc Amfreville

Par son originalité et la simplicité apparente de son style alerte, Marion Milner occupe une place à part dans le champ de la pensée psychanalytique du XXe siècle. Sa perspective s’inscrit dans le sillon tracé par Winnicott : il s’agit pour elle de mettre en lumière les mouvements susceptibles de favoriser l’authenticité d’un sujet — ceux qui l’incitent à s’affranchir de la pression que peuvent exercer sur lui les êtres qu’il aime ou qu’il redoute. 

       Sa réflexion emprunte ici le chemin de l’analyse des états d’âme qui accompagnent les variations du quotidien dans les situations les moins bien balisées. C’est ainsi qu’elle est amenée à poser la question de la vacance : que faire de son temps libre ? Si l’on a des certitudes sur le monde, une telle interrogation disparaît. Mais si l’on est moins affirmatif, plus conscient de l’identité des autres que de la sienne propre, le problème devient réel. Le risque de vivre par raccroc, à la remorque de l’autre, de ses désirs et de son bien-être s’accroît. En l’occurrence, et malgré leur émancipation, Marion Milner constate que la question reste cruciale pour bien des femmes. 

     Faisant recours à une méthode qui tient de l’enquête, de la psychanalyse et de l’observation de soi, l’auteur, qui a mené constamment une double activité de peintre et de psychanalyste, s’efforce de recenser et d’analyser les mouvements intimes de la vie quotidienne pour parvenir à cerner ce qui peut arracher notre pensée aux ornières du conformisme, de la routine et de la complaisance. Marion Milner examine ici son journal intime. Elle en reprend les notations cursives afin d’en déceler les aspects imprévus et profonds. 

       Au demeurant, lorsque certaines de ses pensées sont consacrées aux heures les plus noires de la décennie précédant la Seconde Guerre mondiale, elles offrent une ressaisie remarquable de l’écho intérieur de la montée des fascismes en Europe et de l’usage, par la tyrannie, des images physiques ou psychiques. Libre cours rappelle alors les plus belles pages du Monde d’hier de Stefan Zweig. Aussi ce livre permet-il « à toute personne ordinaire de prendre conscience de certains des processus à l’œuvre à l’intérieur d’elle-même. » Et ce qu’il en advient en temps de crise…