Charles Péguy eut un ami. Un de ces amis de plein vent auxquels on confie le tout venant et le plus précieux, c’est parfois tout un. Cet ami s’appelait Daniel Halévy. Il fut collaborateur des Cahiers de la quinzaine, et ses textes avec ceux de Péguy se croisaient, toujours se cherchaient, se rencontraient parfois. Il était le tout proche, le voisin, le confident de la pensée, des faiblesses et des bonheurs de la pensée, des hésitations et des ferveurs. L’amitié un jour fut blessée : à l’occasion d’un livre d’Halévy sur l’affaire Dreyfus où Péguy trouva de la froideur, de la distance, de la réserve. Mais Péguy n’est pas de ceux qui s’accommodent, qui font le dos rond, qui évitent ou oublient. Alors il écrit une très longue lettre d’ami blessé à Halévy : cette longue lettre, cette longue marche entre amis qui devisent, qui causent en marchant sans regarder l’heure devient à elle seule un livre comme il n’y en sans doute pas beaucoup dans la vieille histoire de l’amitié.
Allons-nous renoncer à cette sourde collaboration, la meilleure de toutes, la seule peut-être, de penser quelque fois l’un à l’autre quand on est devant sa table. Me trouverez-vous un remplaçant, hélas, un deuxième, je le dis hautement, quelqu’un qui me vaille. Pour moi je ne vous en chercherai point.
Péguy met tout sur la table, leur accord profond, tacite, enraciné dans le travail et la lutte ; et les différences, l’écart incommensurable entre le bourgeois citadin ayant hérité de la culture de sa classe, une culture des villes et des livres, c’est Halévy, et le paysan des bords de Loire pour qui la langue est une vigne à cultiver, à élever, à entretenir saison après saison, c’est lui.
Dans le tout venant et le plus précieux de l’échange entre amis il y a la poésie, et la poésie chez ces deux là s’appelle inévitablement Hugo.
Péguy dans l’amitié donne tout, livre tout : sa vieille passion hugolienne, sa connaissance sans pareille des vers et de leur genèse, les ficelles et les faiblesses du grand homme, d’un Hugo à la fois vénéré et tutoyé, bousculé même, Hugo « le gueux, le vieux ». Une immense digression sur la grâce et les secrets d’établi, sur la versification française, sur les deux maîtres Racine et Corneille, sur le génie païen d’Hugo.
Il donne tout le passé, et aussi tout l’avenir, la fièvre qu’il a de l’avenir, ce qu’il veut, ce qu’il va en faire. Ce qu’il va fonder, les grands partis qu’il va créer, celui des gens qui ne quittent pas Paris pendant l’été (le PDGQNQPPPLE), et aussi le grand parti des mécontemporains, et celui des hommes de quarante ans. Halévy devra en être.
Jusqu’au mois d’août 1914, il reste alors quatre ans.
Préface, sobre et splendide, de Christian Mouze.