D’abord ce dialogue entre le Corps et son Ombre :
« Ombre, comprends cette chose que j’ai mis si longtemps à comprendre : c’est qu’il faut choisir. Accepter cette terre comme un séjour très aimé que l’on nous donne, l’habiter comme une demeure qui est faite pour nous, et pour laquelle nous sommes faits. Ou bien…
O. — Ou bien ?
C. — Comprendras-tu ? Ou bien y chercher les matériaux d’une autre demeure, et la quitter — en esprit tout au moins.
O. — Et comment les hommes choisissent-ils ?
C. — Selon leur nature, qu’un verre d’eau suffit à révéler. Tous ont soif, mais sur mille qui tendront la main vers la boisson glacée, un seul peut-être oubliera que l’eau désaltère et que le verre est destiné à la contenir : il regardera cette chose admirable faite d’une transparence que cerne une autre transparence, où la lumière joue un jeu d’argent et d’arcs-en-ciel, ce joyau vivant qui n’emprunte à la tiédeur humaine de sa main qu’une fragile buée aussitôt évanouie… Imagine, ombre, un homme qui regarderait le monde entier comme il a regardé ce verre, et sans mieux assouvir sa soif !
O. — Tout lui deviendrait à la fois inexplicable et splendide, d’une entière incohérence et d’une magnificence tout aussi profonde.
C. — Imagine encore, ombre, cette communion singulière qui s’établira entre le monde et lui, et, simultanément, cet isolement sans analogue. »
Si vous êtes de ceux qui empoignent le verre et le boivent goulûment, passez votre chemin, ce livre n’est pas pour vous !
Je le confesse, il va m’être très difficile de parler d’un texte aussi éminemment, si intrinsèquement poétique, même si l’on ne peut parler ici de « poésie pure ». J’ai peur de prosaïfier la délicate poésie de ces pages ou, si je ne le fais, de la paraphraser horriblement. Dilemme et aporie du chroniqueur : quoi qu’il fasse, il fera mal ! Commençons par le factuel, le biographique – ici peu de risques.