Méditations sur Don Quichotte de José Ortega y Gasset, que les éditions Fario offrent aujourd’hui au lecteur francophone, est de ces livres qui donnent le sentiment d’assister à la naissance d’une voix. Livre de jeunesse, publié en 1914, il a longtemps eu le statut paradoxal d’un texte à la fois inaugural et méconnu : conçu comme la première étape d’un vaste cycle de méditations qui ne sera jamais achevé, il est resté seul, un peu en marge, avant d’être reconnu comme le laboratoire où se forgent les intuitions majeures d’Ortega, de la “raison vitale” à la célèbre formule qui lie le moi à sa “circonstance”. C’est pourtant un livre accueillant, court, traversé d’une énergie juvénile, où l’on sent le philosophe encore proche de l’essayiste, heureux de s’adresser à un lecteur qu’il prend à témoin plus qu’il ne l’instruit.
Le titre pourrait faire croire à un commentaire savant de Cervantès, mais la promesse n’est tenue qu’à moitié, et c’est là tout l’intérêt de l’ouvrage. Don Quichotte n’y est pas tant l’objet d’un commentaire que le centre d’un champ magnétique : sa silhouette, ses errances, son entêtement deviennent le prétexte d’une méditation sur le roman, sur l’Espagne, sur l’Europe et sur la manière même d’habiter le réel. Ortega s’attache à la circonstance historique – une Espagne appauvrie par la perte de son empire, déchirée entre tradition et modernité, qui entre dans le XXᵉ siècle avec le pressentiment de la catastrophe – autant qu’au personnage de la Mancha. À travers la figure quichottesque, il interroge l’“héroïsme” dans un monde qui semble avoir cessé de croire à la chevalerie, la place de la fiction dans une réalité que l’Europe tend à réduire à des schémas utilitaires, et la manière dont les grands romans nous apprennent à voir davantage qu’à nous évader.
Le cœur du livre est précédé d’une “méditation préliminaire” placée sous le signe d’une promenade dans un bois, texte bref et limpide où l’on voit se dessiner la méthode ortéguienne : penser par cercles concentriques, revenir plusieurs fois sur un même motif, faire surgir les idées de l’expérience la plus concrète plutôt que de les plaquer d’en haut. Loin d’un système clos, Ortega cherche un ton, une cadence, une manière d’écrire la philosophie depuis la vie – depuis un paysage, une conversation, un livre aimé – en s’émancipant d’une simple adaptation des maîtres allemands en espagnol. Dans cette quête d’une philosophie à la fois “septentrionale et méditerranéenne”, attentive aux couleurs et aux formes, aux nuances de la sensibilité autant qu’aux exigences de la rigueur, Méditations sur Don Quichotte apparaît comme un texte fondateur, où se joue le passage d’un pays périphérique de la réflexion européenne à une parole propre, située et néanmoins universelle.
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Méditations sur Don Quichotte
Publié en 1914, Méditations sur Don Quichotte est le premier livre d’Ortega y Gasset. S’il lui a fallu plusieurs décennies pour se voir reconnu dans toute son