Hannah Arendt et Günther Anders se sont rencontrés alors qu’ils étaient encore étudiants et ont été mariés entre 1929 et 1937. Leur exil hors de l’Allemagne nazie les a conduits ensemble à Paris, puis séparément aux États-Unis. Si l’on a longtemps pensé que le lien avait ensuite été rompu, cette correspondance, établie récemment, montre qu’il s’est prolongé jusqu’à la mort d’Hannah Arendt, malgré la distance et des réserves de tous ordres. Les premières lettres témoignent de l’attention et du soutien indéfectible qu’Anders apporte à son ex-femme au cours de sa fuite hors d’Europe et de son installation à New York. Après une longue interruption, les dernières années de cet échange entre deux penseurs majeurs du monde d’après Auschwitz et Hiroshima sont celles de la quête d’une impossible rencontre, entre rendez-vous manqués et différends intellectuels multiples.
Cette correspondance est suivie de plusieurs textes, écrits conjointement ou en parallèle, sur les Élégies de Duino de Rilke, sur le livre de Karl Manheim Idéologie et utopie, sur Walter Benjamin : écrits de jeunesse, marqués par l’emprise des pensées de Husserl et de Heidegger sur leur formation, mais qui permettent de mesurer le chemin accompli par la suite et l’importance, pour l’un et l’autre, de leur rejet assumé d’un académisme devenu à leurs yeux inadapté à l’urgence des enjeux.
Cher Günther – Ta lettre est arrivée la première, puis ton livre. J’ai lu immédiatement l’essai sur la bombe atomique – il est excellent, c’est le meilleur qui existe sur ce sujet. Avant tout l’idée que ce n’est ni une chose ni un moyen, et qu’il ne s’agit plus ici d’expériences parce que toute la Terre est devenue un laboratoire. J’espère qu’on le criera bientôt sur tous les toits, car ce sont en principe des truismes bien que personne ne les sache. Dans les temps prochains, tout ne dépendra que de truismes. J’ai beaucoup aimé aussi ta décision de laisser résolument tomber toute la terminologie académique et de ne pas craindre de moraliser. Puisque tu es par nature un moraliste, de toute façon, tu y parviens magnifiquement.Pour ma part, je peux seulement dire avec le paysan du Vermont : the world is going to pieces, but I have no time to worry about the details.
A. H. Janvier 1957